À la quête du rayon vert, journal de bord de Leslie Moquin

Pas encore la nuit.

18 août, nous quittons La Martinique sous un soleil implacable. La peau colle au PVC du VFI (gilet de sauvetage). Les embruns se mélangent à la sueur. J’embarque comme artiste photographe accueillie en résidence par la Fondation Tara. C’est parti pour trois semaines en mer, de Fort-de-France à Macapa, à la quête du rayon vert.

Qu’est-ce que le rayon vert ?

18.09.2021 22h

État de la mer : agitée

Température de l’air : 29 degrés

Température de la mer : 29,5 degrés

15°03 – 97’ N G 061° 12 – 29’ W

virement + préparation envoi trinquette

D’après une légende tahitienne le rayon vert évoque l’ultime maille d’un filet avec lequel Maui, un pêcheur, captura le soleil pour qu’il chauffe et éclaire les hommes. D’après Jules Verne, puis chez Rohmer, l’apercevoir permettrait de voir clair « en son cœur comme en celui des autres ». Pour les scientifiques, enfin, c’est un phénomène qui se produit au dernier acte du coucher du soleil et s’explique par la réfraction de la lumière par l’atmosphère. Le rayon vert est un phénomène sans matière, il représente quelque chose qui n’existe plus lorsqu’on le regarde puisqu’à l’instant de sa perception, le soleil a déjà disparu. Il n’est plus le jour, pas encore la nuit.

Œuvre de Leslie Moquin
Altocumulus lenticularis, anthotype (spiruline), 3 septembre 2021 © Leslie Moquin

Pour saisir l’instant fugace, j’établis un protocole simple : enregistrer chaque soir le coucher du soleil en le photographiant et en le filmant, avec un appareil photo ou une gopro. Bien vite, je comprends que les conditions climatiques ne jouent pas en ma faveur : chaque soir une brume de chaleur jette un voile sur l’horizon et empêche le rayon vert de se montrer. Il me faut partir sur sa piste, à bord. Au fil de mes échanges avec les marins, j’apprends que chaque membre de l’équipage l’a vu, au moins une fois. Mais les récits sont sans appel, il s’agit là d’un phénomène sur-côté, aussi marquant que bref, et l’avoir observé relève davantage du trophée que de la vive émotion.

Mince.

Composition de Leslie Moquin, coucher de soleil
En attendant le rayon vert, 288 instants de levée et de couchers de soleil, août – septembre 2021 © Leslie Moquin

28.08.2021 22H

État de la mer : belle

Température de l’air : 28,5

Température de la mer : 30,2

10°05 23N 050’ 03 22W

stoppés moteurs (en dérive)

Emulsion d’algues et anthotypie – procédé photographique ancien utilisant des substances naturelles

Sans perdre patience, je change mon fusil d’épaule. Détour par la fiction : imaginons un instant que le rayon vert advienne et que sa lumière soit si intense qu’elle baigne toute la surface de l’océan et ce qui s’y trouve.  Un instant suspendu, dépeint en vert. Une couleur chargée de sens, si l’on en croit l’historien Michel Pastoureau (Vert, histoire d’une couleur) puisqu’elle est « le visage du destin ; sa symbolique la plus forte, c’est une partie en train de se jouer : pelouses des terrains de sport, tapis des joueurs de cartes, tables de ping-pong , tapis verts des conseils d’administration où se décide l’avenir d’une entreprise ». Et si la partie qui se jouait sur les océans était celle de l’avenir de nos écosystèmes ? Et le halo vert serait alors l’allégorie d’un état transitoire écologique ?

Trêve de digression, l’art c’est du concret et pour mettre au point mon subterfuge, je recours à la technique de l’algaetypes : des tirages photographiques par contact, dont l’émulsion photosensible est un jus d’algues (ici de spiruline, avec également des tentatives d’extraction à partir de sargasses). Au fil des jours, les membres de l’équipage, marins et scientifiques se laissent ainsi happés par le rayon vert.

Composition de Leslie Moquin, anthotypes
Caisson de protection des embruns pour l’insolation des anthotypes sur le pont, 28 août 2021 (gauche) – Portrait de Léa, prêt à recevoir le soleil, 28 août 2021 (droite) © Leslie Moquin
Anthotype d'un marin par Leslie Moquin
François, anthotype (spiruline), 24 août 2021 © Leslie Moquin
Anthotype par Leslie Moquin
Fou aux pieds rouges,anthotype (spiruline) 21 août 2021 © Leslie Moquin

04.09.2021 6h

État de la mer : Belle

Température de l’air : 28°

Température de l’eau : 30°

05°08. 371’ N 051° 13.297’ W

Envoi trinquette / préparation envoi GV + M12

Les jours passent et se ressemblent. Jamais vraiment. Tous les soirs j’assiste, avec l’équipage, au flamboiement kitsch du coucher du soleil qui déploie sous nos yeux sa grande débauche d’effets: embrasement de l’horizon, du rose, de l’orange, du doré.

Anthotype d'un marin par Leslie Moquin
Alain, anthotype (spiruline), 30 août 2021 © Leslie Moquin

Rien de plus magique et rien de plus cliché. Des centaines de millions de photos sous le hashtag #sunset sur instagram, plus que Kim Kardashian n’a de followers. Que vais-je faire de toutes ces images qu’aucun rayon vert ne distingue ?

Composition de Leslie Moquin : les couleurs de l'eau
Les couleurs de l’eau © Leslie Moquin

À force de fixer la ligne illusoire de l’horizon, on s’approche finalement de la ligne imaginaire de l’équateur. L’eau qui était d’un bleu profond hier est apparue verte ce matin et devient jaune à présent. Bientôt Tara navigue dans une mer boueuse, épaisse et marron. L’Amazone n’est pas loin. Lorsque nous arrivons à Macapa, vers 5h du matin le 8 septembre, elle nous entoure.

La goélette est prise dans l’intense courant qui charrie troncs et plantes et que remontent des dauphins roses à la peau bien lisse. Dernière station scientifique de ce leg, derniers prélèvements. Inlassablement, les scientifiques échantillonnent de l’eau, à différentes profondeurs, à différents moments de la journée, de la nuit. Ils la filtrent soigneusement, la font circuler de jerricanes en flacons, de tuyaux en tuyaux, analysent sa salinité, sa teneur en métaux, et révèlent la fascinante densité de sa population : celle des microbiomes.

Composition de Leslie Moquin, microbiomes
Les microbiomes, août – septembre 2021 © Leslie Moquin

08.08.2021 10h

État de la mer : parle t-on encore d’état de la mer quand on est sur un fleuve ?

Température de l’air : 30°

Température de l’eau : 29°

0°00.018’S

51°02.450’W

Nous sommes sur la ligne d’équateur, si du moins on lui confère une certaine épaisseur.

Dernier soir à bord. Avec une partie de l’équipage nous partons en Zodiac nous frayer un chemin dans les bras du fleuve qui s’enfoncent dans la mangrove. Sur le chemin du retour, on coupe le moteur au milieu du courant, dernier coucher de soleil sur l’Amazone. Aucune chance de voir le rayon vert, l’horizon est occupé par la forêt déjà dense. Et pourtant, sur ce dernier Polaroid, un clin d’œil. Un demi cercle bleu inattendu apparaît. Pas tout à fait un rayon vert, mais comme l’écho d’un phénomène resté chimérique pour moi, point final de cette quête à bord de Tara.

Je rentre à Paris avec beaucoup de « matière » artistique à traiter. Je rentre aussi avec la sensation d’avoir vécu une expérience magnifique, celle de la permanence du ciel, de la mer et de l’horizon pendant un mois ; celle de la découverte d’une richesse insoupçonnée là où je ne voyais que de l’eau ; celle, enfin, de rencontres auxquelles le huis clos du bateau et le rythme de la navigation hauturière confèrent une dimension singulière.

Par Leslie Moquin

Coucher de soleil, Leslie Moquin
Demi disque bleu pour un dernier soir sur l’Amazone, Puerto Santana,
9 septembre 2021 © Leslie Moquin

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Vagues

Équipée d’un enregistreur, elle nous livre son carnet de bord sonore de ce voyage exploratoire mais aussi son processus de création pour ses prochaines œuvres.